Texte publié en anglais.
Luis Cernuda : retrouner dans les jardin clos où le temps n'existe plus...
Erwin Panofsky soutient l'idée que le triomphe de la perspective linéaire à la Renaissance repose non seulement sur une appréhension nouvelle de l'espace, mais aussi sur une relation responsable de l'homme et du monde.
De là ces interprétations caricaturales de l'histoire des jardins :
- avant la renaissance le jardin est clos dans ses murs, après il est ouvert au paysage (ce qui est bien entendu ridiculement faux pour nos jardins méditerranéens, il suffit de voir comment Pline place sa villa des Laurentes ou Abd la Raman place la Medina al Sahra : devant de superbes panoramas)
- le jardin français et ses lignes droites exprimeraient la rigidité du pouvoir absolu alors que le jardin anglais tout en courbe exprimerait le débat démocratique (alors que les jardins classiques sont tous aussi architecturés les uns que les autres, le jardin de Lenôtre (dont le plan est centré) est largement riche de lignes courbes, comme les jardins anglo-chinois - mode française - les deux expriment la même chose : produire une image, un spectacle, une vision)
livre caricatural et manipulateur
Il est vrai que les jardins peuvent être divisés en deux mondes :
- celui des civilisations à spectacle (en premier lieu celui des civilisations à théâtre, puis des peintres, puis aujourd’hui celui de la civilisation des écrans) en opposition à
- celui des civilisations sans spectacle, principalement la civilisation méditerranéenne et moyen-orientale en dehors des gréco-romains et des post-renaissants.
Mais il est impossible de soutenir que les jardins de la civilisation du spectacle sont un progrès, une relation responsable à la nature, ou un enrichissement des jardins à vivre qui les ont historiquement précédés.
Bien au contraire, je crois qu'il s'agit d'un tragique appauvrissement, un considérable affadissement.
symétrie sans point de fuite
La période 1480-1550 est la charnière.
En Espagne c'est l'apogée du jardin nasride - derniers jardins méditerranéens vivants - , en Italie simultanément, la perspective entre dans les esprits à travers le dessin d'architecture (les cidade ideal de Francesco di Giorgio Martini ou Fra Carnevale en 1480 sont réalisées à Urbino, ville ou le Cardinal Bibiena donnera la première comédie moderne en 1513 devant un décor en de ville en perspective), Alberti écrit dans De re aedificatoria “la maison doit être au-dessus du jardin de façon à voir depuis une ouverture dominante sur d'amples perspectives”
Architettura : Geometrie & Perspective, Vol 1 - Sebastiano Serlio. les premières scenes de théatre et les décors : omniprésence de la perspective à point de fuite
C'est dans la même décennie que Sebastiano Serlio construit le premier théâtre, qu'à Paris est construit le premier théâtre permanent et le “giardini delle meraviglie" de la Villa d’Este (Tivoli) dont le décor, les fontaines, etc. sont aussi une vaste scène dotée d'une machinerie hydraulique.
En 1580 le Theatro Olympico (qui exprime les idées de Serlio) précède de20 ans le premier opéra, « Euridice » de Jacopo Peri.
Par rapport à l'antiquité la renaissance dispose de moyen de communication extrêmement puissants:
En 1530 à Ratisbonne Albrecht Altdorfer grave des paysages, à Parme la gravure sur cuivre permet la duplication durable et précise,
très rapidement les jardins vus de haut, en perspective seront sous les yeux de tout le monde .
Jacques Androuet du Cerceau, pl 56 Leçon de perspective positive 1576
Androuet du Cerceau et l'imprimerie diffusent une vision du jardin en perspective et à vue d'oiseau à travers toute l'Europe.
En 1572 Catherine de Médicis fait réaliser par Androuet du Cerceau un livre de vue aérienne des plus beaux jardins de France,...
en 1630 à Amsterdam Hercules Seghers diffuse des gravures colorées à l'« aquatinte »
A la différence de l'antiquité gréco-romaine, la transformation de la façon de voir le monde avec un point de fuite doit son succès à la puissance des moyens de communication qui la diffuse, ce sera la même chose au début du XIXéme siécle de 1790 à 1815, c'est l'invention de la typographie par Thomas Bewick, de la lithographie de masse par Aloys Senefelder qui vont diffuser la vision romantique du jardin de campagne et engendrer les cottage garden de Blaise Hamlet puis le premier magasine de jardinage en 1848 (“The Gardeners Chronicle“ de Joseph Paxton) lui-même porteur de l'iconographie aquarelliste britannique,
De là le jardin devient la reproduction d'une image ou la réalisation d'une scène destinée à être vue comme une image.
La péninsule ibérique, est le dernier réduit oû le jardin de climat méditerranéen est encore vivant.
Ces jardins sont nés au néolithique au moyen orient, ce sont des jardins de plantes domestiquées choisies pour leurs fruits, leurs vertus médicales, alimentaires, leurs parfums; sans nostalgie de “la nature”,
leur sensualité et leur vocation à être habités - lieux de vie – est renforcée par l'interdit de l'image par l'islam.
Ils expriment une vision de monde totalement opposée à celle des civilisations du spectacle.
Non par ignorance du mécanisme de la vision (le principe de zone centrale à forte densité d'information et les grandes notions de l'optique, le principe du déplacement de la lumière en ligne droite, etc., sont parfaitement connus dès le XIéme siècle dans les traités d'Ibn al-Haytham – Alhazen),
dans ce jardin les notions de centre et de symétrie sont omniprésentes, jamais celle de point de fuite, jamais le centre n'est autre que celui d'un espace défini et limité.
Or ces jardins qui correspondent à un mode de vie vont demeurer très longtemps vivants justement dans la péninsule ibérique, non pas faute de moyens, à cette période c'est justement là que se trouvent concentrées les plus grandes richesses.
Casa de Pilatos : même si le vocabulaire est renaissance...
le centrage et la symétrie sont construits sans point de fuite
A ce titre la casa de Pilatos à Seville, qui utilise tout le vocabulaire renaissance, est fascinante par son refus de transposer dans ses jardins le moindre point de fuite.
Ce sont des jardins purement andalous, purement centrés, sans perspective,
Carmen Añon note que les premiers opéras donnés dans la péninsule sont incroyablement tardifs : 1755 à Lisbonne, 1764 à Madrid au Buen Retiro, et il est vrai que le jardin spectacle est une importation pure et simple notamment due à l'arrivée des Bourbons en Espagne.
Malgré la puissance des médias de la civilisation du spectacle en 1859 le "Manual completo de jardinería" de Miguel Colmeiro oppose les jardins à la mode ou « paysagers » (largement inspiré par le bon jardinier qui paraît annuellement en France, il décrit les nouveaux arbres décoratifs) aux jardins « symétriques ».
JCN Le Forestier, structure géométrique du jardin de la sultane au Géneralife, centrage
Que perdons-nous avec la transformation des jardins à vivre en jardins à voir (aujourd'hui jardins à photographier) ?
- En premier lieu se perdent tous les autres sens que la vue, nous perdons les parfums (par exemple l'introduction du buis, plante puante, comme plante idéale pour dessiner en substitution des myrtes)... les musiques (le plaisir des chants oiseaux chez les arabes) dont celle de l'eau qui devient un bruit assourdissant avec les jets des fontaines spectacle... les goûts: le paradis perse était peuplé d'arbres fruitiers qui vous tendaient leurs fruits à portée de main, et aussi les scintillements, la douceur des ombrages (les bancs à l'ombre)
- En second lieu se perdent les plantes domestiquées adaptées aux milieux locaux au profit de plantes de décors, la pelouse joue un rôle inconnu dans le jardin méditerranéen (la coloration d'un à plat en vert) qui va prendre de façon croissante une fonction d'évocation, un rôle purement scénographique, ou bien le jardin devient un cabinet de curiosité, un jardin à montrer.
- En troisième lieu se perd une vision spatiale du jardin, le jardin vu d'oiseau est la première étape de la disparition des verticales, le jardin planifié sur papier, vu du dessus est la mort des verticales, or elles jouent un rôle énorme dans le mouvement des ombres, autrement dans la vie de l'espace planté,
ensuite se perd un art de vivre.
Le jardin se trouve rejeté comme "ce qu’on regarde par la fenêtre, ce qu’on voit du balcon" alors que chez les Méditerranéens il était le centre de la maison. On perd les symétries d'alignements qui engendrent un sentiment de d'équilibre, de sérénité.
Le lieu où on se retrouve, le lieu où on aime se tenir.
- Enfin, nous perdons toute la dimension pratique des jardins à vivre : allées maçonnées toujours propres, facilité d'accès et d'entretien, jardin opérationnel toute l'année, tous leurs aspects habitables, domestiqués.
Il y a un sentiment tragique de mort d'un art de vivre quand on suit le parcours des jardins méditerranéens successivement peuplés de statues quand ils arrivent au nord de l'Italie,
puis de plantes inutiles et puantes, d'orangers reclus et disposés en tapis à Versailles
et enfin terminant en prétexte à peinture chez Monet, en peinture végétale chez Jekyll, en jardin peint chez Majorelle.
Il me paraît important de comprendre que l'histoire des jardins méditerranéens est une atrophie au contact de l'incompatible civilisation du spectacle.
mais il affuble son plan d'une surcharge théâtrale qui détruit la vocation du jardin...
et plus fort que lui, il colle des points de fuite au dessus le centre et met son regard à la hauteur du point de fuite
JCN Le Forestier qui sera à l'origine de leur renaissance reste fondamentalement un homme du spectacle, un dessinateur, un metteur en scène, même s'il connaît les plantes et le vocabulaire des jardins habités.
Il nous reste à reconquérir toute la dimension intime et sensuelle de nos jardins du sud.
Extrait de The Mediterranean Garden (revue du MGS) : méditerranéen mais pas jardin
Commentaires