(Photo LOF Séville : deux colonnes verticales désignent l'important, d'un côté du bassin une fontaine, de l'autre un banc. Les portes sont cachées, surtout celle de gauche, l'attention détournée. Le centre de ce jardin clos et un vide qui fonctionne comme un miroir)
On pense spontanément que l’homme a des yeux pour voir et une tête pour penser, mais non.
Le mécanisme n'est pas analyser, mais plaquer sur tout environnement nouveau une grille de reconnaissances et de réflexes acquis
Ainsi analyser l’espace pour nous tous qui avons appris les codes de la perspective linéaire est chercher automatiquement le point de fuite et le définir comme objectif, point dominant.
L’antiquité avant la Grèce classique ignore la perspective (et aussi l'Orient, les précolombiens ,etc).
La Grèce classique connait la perspective à point de fuite unique qui est systématisée à la renaissance, mais elle ne l’utilise que marginalement comme outil d’illusion (décors de théâtres, murs spectacles) et souvent en combinaison avec points de fuite multiples et à-plats.
Elle connaît une perspective dynamique, abstraite qu’elle ne plaque pas sur le réel qui est géométrique plan, ce qui se traduit par un système compliqué de corrections optiques destinées à rétablir la perception géométrique plane pour l’observateur considéré comme le point dominant.
(Photo LOF - Banc dans le mur sud de LOF, indicateur de présence deux petites verticales sous forme de toiture)
L’antiquité connait beaucoup mieux que nous la géométrie plane.
Elle perçoit le réel à travers elle : le réel est plan, elle n'aurait jamais fabriqué nos optiques d'appareil photo..
Ainsi, elle appréhende l’espace du jardin comme des plans, des quadrilatères, des lignes et des surfaces.
Les points remarquables sont alors les centres des figures, les intersections de lignes.
(Photo LOF - collection Lamar Kenny : Paul Caron, on peut toujours essayer de tordre la perspective, ici les maisons, de tordre les verticales, le point de fuite est au centre et c'est là que conduit la route)
L’idéal du concepteur du jardin antique est l’alignement, le parallélisme, la symétrie.
Le jardin perse est le modèle.
Une ligne d’arbre n’a rien de facile à réaliser.
Il faut des plantes semblables, leur donner un rythme, nous avons perdu l’essentiel des savoirs concernant la distance entre les plantes, entre les rangs, le rapport hauteur/longueur, l’utilisation des vides.
Logiquement, car nous regardons le point de fuite et non l’alignement.
Nous n’éprouvons pas les plaisirs du rythme, nous ne savons plus lire les jardins géométriques.
Le décalage est à son maximum pour la perception des verticales.
Les anciens les appréhendent comme des plans.
Ils analysent donc leurs dimensions, leurs lignes, les vides, les pleins.
Alors que pour nous un élément vertical est un indicateur facultatif qui souligne l’intention : indicateur de cheminement, aide à conduire du regard.
(Photo LOF - entrée du jardin : marquer un passage = deux verticales symétriques en langage de perspective linéaire)
Nous adorons mettre les grandes verticales au centre, horreur typique : le rond-point routier.
Au centre du jardin antique et arabe il y a un vide : un plan d’eau qui reflète l’infini du ciel.
Lire la verticale comme un indicateur engendre une envie de circum déambulation.
L’infini engendre le besoin de s’interrompre et laisser aller son esprit.
Ainsi, pour nous, tout alignement est analysé comme un chemin, un couloir qui nous commande de le parcourir.
D’où l’importance des portes, des passages, et le marquage méthodique de tout passage par deux arbres, deux vases, de chaque côté, en symétrie.
Quand on veut obtenir du visiteur, ou de soi-même, l’envie de s’attarder dans un espace et non de fuir vers le prochain endroit ou il pourra faire une photo et fuir encore, zapper, zapper, la manipulation des verticales est délicate.
Une des solutions est de se servir du réflexe « point de fuite » pour désigner un lieu de repos : un banc, un siège où on va chercher à le piéger pour faire cesser sa fuite.
(Photo LOF - Le Forestier à Séville dit "ici il y a un banc, entre ces deux grands arbres, pour venir suivez les colonnes" ensuite le banc étant surélevé on voit l'eau et le reflet du ciel, alors on reste là et on est dans un autre monde )
Ainsi on obtiendra un résultat approchant de la vision du jardin en géométrie plane en forçant l’attention vers un point non de fuite, mais de centrage, là ou on a envie de se tenir en paix pour apprécier le mieux possible le jardin.
Encadrer le banc de deux belles verticales.
(Photo LOF - Quinta Sao Joao - Un moyen très drôle pour faire assoir les gens : faire un banc frais, ici le banc est refroidi par la canalisation d'eau courante qui passe à l'intérieur, ce qui tient les fesses d'Ann fraiches)
Ensuite il faut remarquer que l’antiquité (qui culmine dans les jardins arabes andalous du moyen age où une forme de perspective est connue, mais non diffusée à cause de l’interdiction de faire des images des plantes) tend méthodiquement à rendre les points centraux inaccessibles en y plaçant des bassins, des haies, qui ouvrent un espace infini où de mystère dans un quadrilatère nécessairement clos.
La raison est pour les anciens que, tout comme dans un alignement, l’important est les vides et non les pleins, l’important est l’indéterminé.
Le jeu pour eux va consister à placer une série de sièges ou portiques pour pouvoir jouir de ces miroirs, de ces multiples pièges à lumières, à parfums etc selon les différentes heures du jour.
Ce mécanisme, plein de subtilité s’inscrit dans une compréhension du monde en devenir. Il est impossible à transcrire dans la simplicité des cerveaux-perspective linéaire.
La seule solution est de multiplier les bancs, les sièges encadrés par deux verticales indicatrices.
En prenant garde d’éviter des répétitions trop visibles qui seront lues comme des couloirs à parcourir.
(Photo LOF - dans le pergola de LOF il y a des bancs, selon le modèle traditionnel portugais, mais personne ne s'y assoit jamais car l'alignement est si fort qu'il met toute l'attention sur les points de fuite, on a une seule idée : aller au bout et sortir)
De même il faudra éviter de laisser un grand espace à la vue devant un banc ou un siége, sinon le cerveau perspective linéaire y lira immédiatement une nouvelle occasion de point de fuite, donc de bouger ...
alors que le jardin doit être une invitation à l’immobilité, au plaisir d’être surpris par les contrastes et les nuances, les souffles sur la peau, les parfums, les bruits et les chants des oiseaux.
Autrement dit, retrouver ce bonheur du jardin que maîtrisaient les jardiniers des origines et que nous a fait perdre une des pires inventions de la modernité : la perspective linéaire.
(Photo LOF - la fontaine est un ajout moderne au milieu d'un bassin miroir, elle dit "venez ici et poursuivez vers la porte suivante" et car elle est entre deux portes, contre sens typique, alors que le bassin miroir plan disait "restez ici et retenez vos pas, pénétrez-vous du parfum des orangers" )
erreur typique : nous avons mis un gros palmier au centre du jardin bleu, donc personne ne va vers les bancs
la verticale au centre les verticales en couloir : même résultat, personne ne s'arrête, les bancs ne servent à rien
comment forcer l'attention vers le bancs ? L'encadrer par deux verticales, puis en plaçant un bassin devant le banc, évoquer le repos.
Tu m'expliqueras en IRL?
Rédigé par : marie claire | 13/10/2011 à 19:51
Très intéressant JP. cette opposition entre le jardin promenade et le jardin sieste. Le climat doit y être pour quelque chose, non ?
Rédigé par : sophie | 16/10/2011 à 19:00
Les photos que tu as choisies pour illustrer ton texte sont si splendides qu'il faut se faire violence pour se concentrer sur le non moins beau pensum que tu as publié. Il faut reconnaître que tout ce que tu as explicité fonctionne (à condition d'être capable de visualiser en trois dimensions et d'avoir une certaine culture paysagistique, ce qui n'est pas évident pour tout le monde, je pense).
Rédigé par : Phil' | 18/10/2011 à 06:01
le banc de la pergola est frais, je m'y suis assise pour lire cet été....
Rédigé par : colette brigand | 23/10/2011 à 17:42
très intéressant article et jolies photos pour l'illustrer. On rêve déjà devant ces bassins !
Rédigé par : Marie-Laure | 28/10/2011 à 16:50
une vraie leçon, bien illustrée et très convaincante : je vais y réfléchir sérieusement.
Rédigé par : Jef | 26/11/2011 à 23:32
Bonjour, je suis professeur de design et passionnée de jardin. Je vais faire référence à votre site et à votre travail dans l'un de mes prochains cours (aucune reproduction, juste une présentation).
Pourquoi n'écrivez-vous pas un livre ? Le sujet est pour ainsi dire inexistant dans les bibliographies françaises, et vos informations sont des mines d'or...
Rédigé par : verodebordeaux | 09/12/2013 à 13:41