Ce texte est la version française d'une note que j'ai écrite pour Fruit Gardener sous le titre "Why are lemons sour ?" pour la bibliographie me contacter
Sfusato Amalfitano
Longtemps les citrons n’étaient pas acides
Pour nous un citron est nécessairement acide (pH 2 à 3). Longtemps les citronniers étaient des arbres décoratifs à fruits fades ou légèrement acidulés, ce qui trompe les traducteurs et les commentateurs de l’antiquité.
Dans «Die Urwelt und das Altertum, erläutert durch die Naturkunde“. Berlin 1820», Johann H F Link cherche des références à l’acidité du citron… et il n’en trouve que deux.
Notre citron Meyer, peu acide (pH 5.5 à 6.5), n’est mangé que depuis une trentaine d’années, c’est un citron décoratif chinois qui n’était pas cultivé pour être consommé.
Le citronnier est décoratif : toujours vert, remontant (qualité mentionnée par Théophraste), il conserve toute l’année des fruits nombreux verts ou jaunes à maturité.
Il existe encore une diversité de citrons allant du très fade au légèrement acide. Nous avons trouvé dans un vieux verger au Nord de Séville un exemplaire parfait de citron fade.
Il ressemble exactement à celui de la fresque de la Casa de Frutteto à Pompeï, le zeste sent bien le citron, et la pulpe est insipide. Le blanc (albedo) est à peine amer. Il est décoratif : vigoureux et florifère.
L’antiquité cultivait ces citronniers, la fresque montre un jeune citronnier couvert de fruits. La preuve que ces citrons n’étaient pas acides est l’absence de recettes de cuisine antiques avec du citron pour son acidité et l’absence d’usage domestique du jus de citron acide.
Pline l’Ancien, contemporain de cette fresque le confirme : « le fruit est bon pour les faiblesses l’estomac, mais on ne peut pas le manger sans du vinaigre »...
En ce temps-là, les citrons étaient fades ou doucereux..
Sfusato Amalfitano
Quand les Arabes font des longs voyages, ils cultivent des citrons… acides.
Jusqu’au IXéme siècle, les citronniers - tous décoratifs et fades - sont peu cultivés. Avec l’expansion de l’islam et du commerce commencent les longs voyages réguliers de l’Arabie vers la Chine et l’Inde, puis la navigation triangulaire en Méditerranée (Côte Atlantique - Mer Noire - Égypte) dont le centre de gravité est l’Italie méridionale.
Les longs voyages par mer causent le scorbut. Le citron est reconnu comme curatif au plus tard au IXème siècle. Commence alors une vaste campagne de plantation de citronniers autour des ports d’escale, ainsi qu’une sélection variétale intense. Le marchand Sulaymân signale le citron dans les fruits cultivés en Chine en 851.
Les navigateurs vers l’Orient peuvent rester 2 mois consécutifs en mer. Le voyage vers la Chine dure 5 mois. En 971, sous l’empereur Shiu le citron est mentionné (par Laufer) comme reçu des «barbares du sud» (Chou k'u-fei 1174-1178) là où se trouve une présence arabe et persane à Canton. A la même époque le citron est planté à Oman et en Palestine (Xème siècle).
En Méditerranée, au sud de Naples la République d’Amalfi (1ere République maritime 850-1050) rend obligatoire l’usage du citron sur ses navires. Tout le littoral des Républiques italiennes, est couvert de citrons manifestement sélectionnés. Le citron est cultivé en Egypte avant 900 selon Tolkowsky (annotation de textes coptes, grecs et arabes avec le mot « kortimos » = el-Limun).
Au Xème siècle les citrons et oranges sont présents en Transcaucasie, en Crimée et à Batoumi en Géorgie, à l’extrémité de la Mer Noire (http://asprus.ru).
Nous cultivons un rare Russian Pavlovsky lemon tree, originaire d’Anatolie selon Peter Nahon, provenant d’Estonie, République maritime en contact avec le bizantins au Xiéme siécle, réputé fructifier avec peu de lumière comme plante d’intérieur.
L’ancienne Andalousie où nous vivons est une zone de domestication tardive (XIVéme siècle), nous cultivons la variété « Malaga » gros citron moyennement acide qui se mange entier avec du sel le jour de Pâques.
Sauf le « Limone Interdonato », les labels européens de qualité correspondent tous à des citrons de cette époque :
- Limone Femminello del Gargano sur l’Adriatique où le citron serait présent depuis le IXème siècle comme l’occupation arabe : le Femminello est un citronnier très remontant qui fait 5 floraisons par an. Il y a deux cultivars locaux, le petit rond est le plus intéressant. Traditionnellement greffé sur bigaradier. - Limone di Rocca Imperiale (golfe de Taranto), fruit plus tardif, taille moyenne, zeste très puissant et jus fruité. Excellent classique.
- Limone Costa Amalfitana (golfe de Napoli) il y a là de nombreuses variétés (pane, piccoli frutti, etc.) l’Amalfitain Sfusato est un gros citron long cultivé en pergola, ombré l’été à maturité février/mars.
- Limone di Sorrento ou Limone di Massa Lubrense (en face de Napoli, un cultivar proche est cultivé sur l’ile de Procida ). Taille moyenne, belle couleur, zeste fruité caractéristique. Pour nous c’est notre meilleur citron, le roi du limoncello. Incomparable.
- Limone di Siracusa (Sicile) taille petite, très productif se récolte sur place toute l’année, signalé présent au XIème siècle, tardif.
- Citron de Menton (golfe de Genova) est un petit citron du golfe de Genova, la plus puissante République maritime qui commerça avec toute la méditerranée, la mer Noire et à l’ouest en Flandre. Arbre relativement rustique. Les lieux de diversité variétale sont des lieux de présence des navigateurs du temps de la Méditerranée arabe et normande.
Et …tous ces citrons sont acides.
Des citrons acides, car on pense que l’acidité soigne
Selon le corps médical de cette époque, la maladie est un déséquilibre des composants du corps. Hippocrate décrit le scorbut comme une maladie de la rate, résultant d’un déséquilibre de bile noire acide, froide et sèche (J Jouanna - 2005) causé par un excès de sel et d’humidité.
Selon les chercheurs italiens, le citron était connu comme remède au scorbut par l’école de médecine de Salerne (Xème siècle).
La limonade et le jus de citron sont donnés par cette école comme anti-sécheresse et reconstituants : « contre les vers du ventre : jus de citron, safran et sucre » (L'art de conserver sa santé par l'école de Salerne A A Bruzen de La Martinière 1760).
Le fait d’associer jus de citron et sucre indique qu’il est acide.
En Afrique du Nord : Ishaq Ibn Imran, médecin de la cour à l'émir tunisien Ziadet Allah III (début Xème siècle) prescrit la limonade chaude comme remède à la fièvre. L’égyptien Suleyman Ibn Ishaq = Isaac Israeli ben Solomon (IX et Xéme siècle) donne le jus de citron comme rafraîchissant, revigorant et neutralisant l'excès de bile. (Il limone e la costa d'Amalfi, Guendalina Giuliano, 2001).
Il écrit « La pulpe de citron est de deux sortes.
Il en est qui est fade inclinant à une certaine douceur et il en est qui est acide et incisive…
la sorte qui est acide jouit de propriétés subtilisantes, incisives et rafraîchissantes. Elle éteint la chaleur du foie, fortifie l’estomac et excite l’appétit…». (De Salerne à Al-Andalus : l'empreinte des médecins de Kairouan, Joëlle Ricordel, 2008) Abū l-Khayr, botaniste à Séville au XIème siècle, « wrote the first description of lemonade and showed the value of lemon essence to treat cold illnesses (de la bile noire) especially those stricking fishermen and navigators » (Botanical Progress, Horticultural Innovation and Cultural Changes, Michel Conan 2007).
Au IXéme siècle se côtoyaient encore des citrons fades et des citrons acides.
Ce sont les acides qui sont utilisés pour soigner. Pourtant, les marins savaient que c’est le citron qui soigne le scorbut et non l’acide : ils embarquaient bien des citrons et non du vinaigre.
Il y avait 2 erreurs dans l’idée que l’acidité soigne.
D’une part l’acidité n’est pas curative : c’est James Lind qui publie en 1754 la démonstration expérimentale que l’acide ne traite pas le scorbut en testant méthodiquement divers traitements dont le vinaigre (sans effet) et les citrons (efficaces).
D’autre part il ne s’agit pas de combattre un excès mais de prévenir une carence, un manque, un besoin de notre corps qui est satisfait uniquement par certains aliments.
C’est ce que comprend Gilbert Blane (1794) qui donne un avantage unique à son pays en imposant à tous les marins britanniques, y compris ceux en bonne santé, de boire du jus de citrons tous les jours.
La vitamine C (acide ascorbique) est isolée au XXème siècle, il y a 100 ans.
L’acide ascorbique est peu acide.
Il est abondant dans des fruits sucrés comme l’orange, la mangue, la goyave davantage que dans le citron. Le citron doit son acidité à l’acide citrique qui est un bon conservateur, d’où son succès chez les navigateurs : le citron est devenu acide pas seulement parce qu’il soigne les voyageurs mais par ce qu’il se conserve bien.
C’est pourquoi les citrons acides à jus sont si disponibles et c’est pourquoi Blane impose le jus de citron quotidien plutôt que le nectar de goyave.
Malaga
Une fois acide, le citron se diffuse à travers les cuisines…
En cuisine, selon la théorie des équilibres, l’acide équilibre le doux et le gras, aide à digérer les épices, donne du goût aux mets fades (Lucie Bolens, 1990). Le principal acide utilisé depuis l’antiquité est le vinaigre, plus rarement le verjus, le jus de sumac, de grenade acide ou de bigarade (chez Wusla ila'l-habib)
La nature exacte des līmū, laymūn acides du Proche et Moyen Orient est imprécise (citrons, limes acides ou limettes à jus acide…). Les sources écrites ne sont pas faciles à dater.
Une mention incontestable d’usage culinaire du jus de citron pour son acidité figure dans les recettes de la cour de Roger II de Sicile (1ère moitié du XIIéme ). Celle du Bazmāward “Take well-done roast meat… add fresh mint leaves … and celery leaf. Sprinkle it with a little vinegar and lemon juice and if you wish, put in the juice of salted lemons or of sour fruits instead of lemon juice”. de même le citron y est utilisé dans la sauce du concombre au yaourt et pour son zeste (Donna Serena da Riva 2006).
En Egypte, nous ne savons pas quel citron cultive Qustus al-Rumi (Xéme) agronome renomé, ni de quel citron parle le médecin Ibn Jami au XIIéme dans le premier livre consacré au citron (en partie perdu). L’agronome Ibn al Awwâm son contemporain de Séville ne mentionne pas l’acidité du citron, et n’a vu jamais vu le fruit qui doit donc être rare. Peu de chance que ce soit un citron acide qu’on aurait cultivé dans la région de Murcia en Espagne au VIIIéme siècle (The Ricote Valley: One of the first places of Lemon Cultivation in Spain, Westerveld, 2014).
L’empire va du sud Caucase au Yemen, de la Lybie au Cachemire, au centre des 5 mers (Méditerranée, Rouge, d’Oman, Caspienne, et Noire) et des grandes navigations.
A la capitale Bagdad, Muhammad idn al-Hasan al-Baghdâdi (début XIIIéme) donne une recette de poisson tirrîkh au jus citron acide. Le tirrîkh (Alburnus tarichi) est un poisson du lac de Van en Arménie…. Le citron à jus acide a probablement un lien avec la Transcaucasie. Bagdad importe ses citrons du Tabaristan = littoral sud de la mer Caspienne (David Waines, 1989) où le citron est traditionnellement reproduit par semis d’où une diversité de cultivars. Deux indice qui lient l’origine du citron à jus acide à cette zone.
Même époque, en Egypte et pour la première fois, Kanz al-fawa'id utilise couramment le jus de citron : il donne un grand nombre de recettes avec le jus de citron comme acidifiant : viande aux oignons parfumée aux boutons de rose, poivre, cannelle, macis et acidifié au jus de citron pressé, jus de citron dans la farce pour le mouton rôti, dans le ragoût de poisson, etc.
A l’est les recettes contemporaines d’Al Andalus sont rares et n’utilisent pas le jus : al-Andalusi Razin al-Tujibi, utilise le citron confit au sel, Anonymous Andalusian Cookbook donne un sirop de citron au sucre.
Nul ne sait quand les liqueurs de citron, à l’origine des médicaments, sont devenues des gourmandises.
Le califat abbasside et la Méditerranée orientale, dont partent les premières longues navigations régulières ont un lien avec la culture du citron à jus acide. C’est là aussi, au plus tard au XIIéme siècle, que le citron à jus acide devient usuel dans la cuisine et comme boisson sucrée.
L’islam a son influence dans la diffusion de son utilisation culinaire. L’Egypte et la Syrie sont des étapes du pèlerinage à La Mecque, qui selon les historiens est un moteur de la diffusion des usages dans le monde islamique. La Sicile de Roger II est fortement islamisée. La tradition est restée de faire de la limonade pendant le Ramadan (limoun hassaoui, lime acide cultivée à Al-Ahsa en Arabie, côté Golfe persique) comme reconstituant énergétique. La limonade, transcription directe de l’arabe ليموناضة , est la fille du citron acide et du sucre… autre innovation arabe médiévale.
Fino
Le citron devient le fruit acide mondialisé.
Quand les longues navigations sont poursuivies par les Espagnols et les Portugais, le citron acide va suivre ces navigateurs.
Les graines de citron acide sont parmi les premières graines apportées par Colomb en Amérique en 1493. Colomb part d’un pays de culture de citron, il plante des citronniers à son escale de Gomera aux Canaries.
Vasco de Gama sait que le citron guérit le scorbut ce qui ne l’empêche pas de perdre 60% de ses hommes lors de son premier voyage en Inde (1498). Dans son livre « Le voyage des Plantes et les Grandes découvertes », J. E Mendes Ferrão (2015) écrit « à la période des grandes découvertes, les navigateurs lusitaniens allaient donner une grande importance aux agrumes, ayant appris des Arabes que leurs fruits avaient des qualités curatives pour les marins qui passaient trop de temps à se nourrir d’aliments secs...». Toutes les escales portugaises en sont plantées : Cap Vert, São Tomé, Sainte Hélène, la Côte Est de l’Afrique, jusqu’à Macao, à l’ouest Madère puis le Brésil.
On peut faire l’hypothèse que l’usage du citronnier acide est la raison pour laquelle ces navigateurs n’ont pas vu les agrumes acides d’Asie orientale (Citrus × depressa, Citrofortunella microcarpa…) dont on sait aujourd’hui toutes les vertus pour la santé… et qui produisent en été.
Que ces connaissances ne soient pas diffusées rapidement chez les marins ou dans les cuisines d’Europe du nord n’a rien d’étonnant. L’Europe du nord ignore longtemps (j'cris longtemps en pensant que c'est toujours vrai ...) les agrumes comestibles cultivés en Europe du sud.
Par exemple, les Hollandais rebaptisent « pompelmoes » le pamplemousse rencontré en Asie alors qu’il est au même moment cultivé en Espagne sous le nom de Zimboa.
Il faut attendre le XVIIéme siècle et une reine de France italienne pour que le citron acide devienne mention fréquente dans les recettes du nord de l’Europe.
La limonade y devient une boisson courante en 1630, le citron connu exclusivement sous sa forme acide est cité 100 fois dans «Le vrai cuisinier français » (F. P. de La Varenne 1698) alors qu’il est utilisé par les cuisiniers méridionaux sans interruption depuis le moyen âge.
Rocca imperiale
L’histoire du citron ne s’arrête pas là
Pendant le moyen-âge arabe le citron devient acide avec 2 usages. Le premier est médicinal, le second, l’usage culinaire, s’est conservé et mondialisé de nos jours.
Sa principale utilisation est le jus : le fruit ne doit être ni trop gros ni trop petit pour tenir dans la main qui le presse. Voici 1200 ans que nous sélectionnons des citrons acides à écorce mince, à pulpe juteuse.
Les usages du citron acide imposent une disponibilité toute l’année. La sélection ne porte pas que sur l’acidité du jus, sur le goût et le parfum, mais aussi sur des variétés très hâtives et tardives et sur une bonne conservation du fruit sur l’arbre et après récolte.
Ainsi le citron à jus acide est devenu l’agrume domestiqué qui a la plus large plage de récolte et le jus de citron la plus vaste disponibilité.
Et nous continuons : Lors du Salon Fruit Logistica de Berlin en février 2016 les sélectionneurs espagnols ont présenté le cultivar « Summer Prim » : citron acide à peau fine produisant en été. A Parma vient d’être présenté un Limone Femminello Siracusano 2KR à maturité octobre et sans épines.
La collection de citronniers est une des plus surprenante pour les visiteurs de notre verger. Tout le monde oublie combien ce fruit est humanisé. J’espère que la première mission humaine sur Mars emportera des graines de citron acide, en hommage à ce vieil ami des voyageurs aux longs courts et des gourmands.